Sénateur Plett intervient sur la deuxième lecture du projet de loi S-201

Honorables sénateurs, je prends la parole au sujet du projet de loi C-201, concernant l’âge de voter, à titre de porte-parole de l’opposition. Le débat sur ce projet de loi a été ajourné au nom du sénateur Dean. Bien sûr, s’il veut qu’il soit de nouveau ajourné à son nom, je n’y vois aucun inconvénient, mais je vais lui laisser le soin d’en décider.

Chers collègues, le 23 octobre 1969, le gouvernement de Pierre Elliott Trudeau a abaissé l’âge du droit de vote, le faisant passer de 21 à 18 ans. Même si la population n’avait, pour ainsi dire, pas été consultée avant que ce changement n’entre en vigueur, celui-ci a été largement accepté et qualifié de bonne décision.

De nombreux de facteurs ont contribué à faciliter ce changement. D’abord, plus de 700 000 militaires ayant moins de 21 ans étaient déjà autorisés à voter dans le cadre de leur service militaire.

En outre, plusieurs provinces avaient amorcé des démarches en ce sens depuis un certain temps. En 1944, l’Alberta avait fait passer à 19 ans l’âge du droit de vote. La Saskatchewan avait abaissé celui de ses habitants à 18 ans en 1945. La Colombie-Britannique avait emboîté le pas en faisant passer l’âge du droit de vote à 19 ans en 1952, suivie du Québec, de l’Île-du-Prince-Édouard et du Manitoba, où l’âge avait été fixé à 18 ans.

Quand le gouvernement du Canada a décidé de modifier l’âge du droit de vote à l’échelon fédéral, l’idée était loin d’être radicale. Toutefois, s’il a fallu plus de 100 ans pour faire passer l’âge du droit de vote de 21 ans à 18 ans, il a fallu moins de deux décennies pour que des pressions soient exercées afin d’abaisser encore plus l’âge du droit de vote et de permettre aux jeunes de 16 ans de voter.

Il est difficile de déterminer ce qui a fait naître ces pressions pour abaisser l’âge du droit de vote à 16 ans. Par contre, durant la période allant de 1969 à 1989, un changement marquant a eu lieu au Canada : nous nous sommes dotés de la Charte des droits et libertés.

La Charte donne à tous les citoyens canadiens le droit de voter aux élections. C’est donc dire, comme l’explique la Commission royale sur la réforme électorale et le financement des partis dans son rapport publié en 1991, que la Charte a renversé le fardeau de la preuve. Il ne s’agissait plus de justifier « pourquoi il faudrait modifier l’âge requis pour voter », mais bien « pourquoi il ne faudrait pas le faire ».

En 1969, il fallait justifier l’extension du droit de vote. Aujourd’hui, comme l’indique le rapport de 1991, « [...] c’est sa limitation qu’il faut justifier ». L’adoption de la Charte a changé la donne, puisqu’elle accorde à tous les Canadiens le droit de voter.

La Commission royale sur la réforme électorale et le financement des partis — appelée Commission Lortie — a été la première à s’attaquer à la question suivante : pourquoi permettre le vote à 18 ans mais pas à 16 ans?

Selon la commission, quand le gouvernement a réduit de 21 ans à 18 ans l’âge requis pour voter, il a tenu compte de trois facteurs. Il s’est demandé, premièrement, si les personnes qui obtiendraient ainsi le droit de vote détenaient un intérêt dans la gestion de la société; deuxièmement, si elles pouvaient voter de façon mûre et éclairée; et troisièmement, si elles participaient à des activités citoyennes.

La commission s’est ensuite servie de ces mêmes arguments pour évaluer la possibilité de réduire davantage l’âge du vote pour le faire passer de 18 à 16 ans. À propos du premier argument, qui consistait à déterminer à quel point les personnes de 16 ans détenaient un intérêt dans la gestion de la société, la commission a dit ceci :

On constate à cet égard que la nature et la portée des responsabilités adultes confiées aux moins de 18 ans sont considérables. Par exemple, en 1990, près de 50 % des 700 000 Canadiens et Canadiennes de 16 et 17 ans faisaient partie de la population active et près de 50 % des personnes de 16 ans ont présenté une déclaration d’impôt sur le revenu. D’autre part, les lois provinciales régissant les politiques sociales et les politiques d’emploi confèrent divers droits et responsabilités aux personnes de 16 ans, notamment le droit d’obtenir un permis de conduire.

À propos du deuxième argument, la mesure dans laquelle on peut s’attendre à ce que les personnes âgées de 16 ou 17 ans puissent exercer le droit de vote de façon mûre et éclairée, on affirme ceci :

[...] à l’âge de 15 ou 16 ans, la plupart [des jeunes] ont acquis une vision du monde social et politique qui ne diffère pas tellement de celle des adultes. Il est également vrai que même si le nombre et la portée des cours d’éducation civique varient d’une province et d’une région à 1’autre, de tels cours sont généralement offerts dans toutes les écoles secondaires du pays. De surcroît, comme pour le reste de la population, les jeunes d’aujourd’hui ont accès à plus de sources d’information sur les questions d’affaires publiques que leurs prédécesseurs, même d’il y a vingt ans. Ainsi, du point de vue de la compétence politique, 16 ans paraît aussi défendable que 18 ans.

À propos du troisième argument, le niveau de participation des jeunes de 16 ou 17 ans à la vie politique, on indique ce qui suit :

Le troisième argument porte sur le sens des responsabilités civiques. Rien ne prouve que les jeunes manquent de sens civique. Au contraire, des recherches sur les attitudes politiques des jeunes indiquent qu’ils ont tendance à être moins cyniques face au processus politique et plus aptes à croire à l’utilité de la participation politique que leurs aînés.

Et pourtant, chers collègues, même après avoir reconnu les qualités positives des jeunes de 16 et de 17 ans, la commission est tout de même parvenue à la conclusion suivante :

Parmi les arguments invoqués pour abaisser l’âge électoral à 16 ans, ceux que nous venons de citer sont les plus valables. Mais ils ne sont pas suffisamment convaincants. En définitive, pour établir l’âge électoral, une société doit déterminer à quel moment les individus atteignent la maturité au plan de la citoyenneté. La plupart des lois fixent l’âge adulte à 18 ans. Par exemple, un individu de moins de 18 ans n’est pas réputé être un adulte aux fins de poursuites criminelles à moins d’une requête spéciale aux termes de la Loi sur les jeunes contrevenants. De plus, un mineur a besoin du consentement de ses parents pour plusieurs décisions importantes, par exemple pour présenter une demande de citoyenneté, se marier ou subir certaines interventions chirurgicales. Comme cela a été souligné à maintes reprises lors de nos audiences, beaucoup de Canadiens et Canadiennes demeurent profondément persuadés que le moment n’est pas venu de fixer l’âge électoral à moins de 18 ans.

La commission a invoqué comme principal argument le fait que même si tous les critères semblaient satisfaits, il fallait se demander à quel moment une personne atteint la maturité sur le plan citoyen, une question incontournable.

La commission n’a pas fourni de réponse définitive à cette question; elle a plutôt reconnu l’absence de consensus à l’époque pour baisser davantage l’âge du vote.

Dix ans plus tard, en 2001, deux Albertains de 16 ans ont demandé au tribunal de se prononcer pour savoir si on devait permettre à des personnes de 16 et de 17 ans de voter. Ainsi, dans l’affaire Fitzgerald c. Alberta, Eryn Fitzgerald et Christine Jairamsingh ont contesté la constitutionnalité de la restriction liée à l’âge. Ce n’était pas la première contestation judiciaire concernant le droit de vote, mais c’était la première fois qu’il s’agissait d’établir si la limite d’âge pour voter prévue dans la loi violait les droits des Canadiens.

Dans sa décision, le juge Lefsrud a reconnu que les demandeurs avaient raison d’affirmer que la limite d’âge pour voter violait leurs droits en vertu de l’article 3 de la Charte qui dit :

Tout citoyen canadien a le droit de vote et est éligible aux élections législatives fédérales ou provinciales.

Par surcroît, comme le juge l’a indiqué, si tout citoyen a le droit de vote, alors toute loi qui limite ce droit aux personnes de 18 ans et plus viole un droit garanti par la Charte. Chers collègues, cette limite ne viole pas uniquement les droits garantis par la Charte aux personnes de 16 et 17 ans, elle viole aussi les droits de tous les citoyens canadiens de moins de 18 ans.

Le juge Lefsrud a également conclu que la limite d’âge pour voter violait les droits des demandeurs en vertu du paragraphe 15(1) de la Charte, dont voici le libellé :

La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

Ceux qui disent qu’empêcher les personnes de 16 ans de voter viole leurs droits garantis par la Charte ont raison. Là-dessus, il n’y a aucun doute. Cependant, comme bien des Canadiens l’ont appris pendant la pandémie, les droits garantis par la Charte ne sont pas absolus. La loi peut prévoir des limites raisonnables à ces droits si on peut démontrer que ces limites sont justifiées dans une société libre et démocratique.

Lors de ses délibérations à l’égard de l’affaire Fitzgerald c. Alberta, instruite en 2002, le juge Lefsrud avait l’avantage de pouvoir se fonder sur des décisions précédentes qui portaient sur les limites prévues par la loi en ce qui concerne le droit de vote. Ces limites avaient déjà été soumises à l’épreuve des tribunaux, notamment dans le cadre de l’affaire Sauvé c. Canada (Directeur général des élections), instruite en 2002. La Cour suprême du Canada a alors invalidé les interdictions visant le droit de vote des prisonniers.

Dans l’affaire Sauvé c. Canada (Directeur général des élections), la juge en chef McLachlin a fait l’observation suivante :

Les rédacteurs de la Charte ont souligné l’importance privilégiée que revêt [le droit de vote] non seulement en employant des termes généraux et absolus, mais aussi en le soustrayant à l’application de l’art. 33 (clause de dérogation).

La juge en chef a ajouté ceci :

Les droits garantis par la Charte ne sont pas une question de privilège ou de mérite, mais une question d’appartenance à la société canadienne qui ne peut être écartée à la légère. Cela est particulièrement vrai du droit de vote, pierre angulaire de la démocratie, qui, contrairement à d’autres droits, ne peut faire l’objet d’une dérogation par application de l’art. 33.

La cour faisait valoir que non seulement le droit de vote est protégé par la Charte, mais le libellé est intentionnellement et particulièrement ferme, de sorte qu’un gouvernement ne puisse pas le contourner en utilisant la clause de dérogation.

Comme nous le savons, la clause de dérogation permet à un gouvernement de suspendre les droits garantis par la Charte dans diverses situations et elle a déjà été utilisée de nombreuses fois dans les provinces. Elle ne peut cependant pas servir à suspendre le droit de vote.

En outre, bien que la cour s’en remette souvent à la volonté du Parlement dans ses délibérations, la juge en chef McLachlin a fait remarquer qu’une telle retenue s’avérait inappropriée lorsqu’il s’agit du droit de vote.

Bien qu’une attitude de retenue judiciaire à l’égard des décisions du législateur en matière de politique sociale puisse être appropriée dans certains cas, la loi en cause n’entre pas dans cette catégorie. Au contraire, c’est justement lorsque les choix du législateur risquent de saper les fondements de la démocratie participative défendue par la Charte que les tribunaux doivent se montrer vigilants dans l’accomplissement de leur obligation constitutionnelle de protéger l’intégrité de ce système.

Chers collègues, je souligne ces éléments pour deux raisons. Tout d’abord, pour faire valoir que toute limite imposée au droit de vote ne doit pas être prise à la légère par les tribunaux ni par les parlementaires. Comme l’a indiqué la juge en chef, « [l]e droit de vote est un droit fondamental pour notre démocratie et la primauté du droit ».

Toutefois, en deuxième lieu, ces faits sont importants pour notre examen du projet de loi S-201 puisque tous ont été pris en considération dans l’affaire Fitzgerald, en 2002, lorsque les instances judiciaires se sont penchées sur la pertinence de faire passer de 18 à 16 ans l’âge de voter.

Lorsqu’il a rendu sa décision dans l’affaire Fitzgerald, le juge Lefsrud avait en main le jugement de la juge en chef McLachlin dans l’affaire Sauvé c. Canada, qui avait été publié trois mois plus tôt, en octobre 2002.

Pourtant, même après avoir mentionné que la Cour suprême a conclu que limiter l’âge de voter portait atteinte aux droits protégés par la Charte des Canadiens âgés de moins de 18 ans, et même après avoir dit être d’accord avec la juge en chef McLachlin à l’égard du caractère sacré et prioritaire du droit de voter, le juge Lefsrud a conclu qu’il est justifié, en vertu de l’article 1 de la Charte, de réserver le droit de voter aux personnes âgées de 18 ans et plus.

Chers collègues, deux questions s’imposent : pourquoi le juge est-il parvenu à cette décision et pourquoi l’analyse qui l’a mené à cette conclusion est-elle pertinente dans nos délibérations aujourd’hui? Il est intéressant de constater que les personnes qui militent aujourd’hui pour faire passer à 16 ans l’âge de voter s’en tiennent plus ou moins aux mêmes arguments que ceux présentés dans le rapport de 1991 de la Commission Lortie et dans l’affaire Fitzgerald.

Dans son discours, la sénatrice McPhedran a dit que « [l]a maturité et la responsabilité sociale devraient être le facteur décisif qui détermine si une personne est admissible ou non à voter ».

Sur ce point, je suis d’accord avec la sénatrice McPhedran. La Commission Lortie était du même avis en 1991, puisqu’elle a affirmé :

En définitive, pour établir l’âge électoral, une société doit déterminer à quel moment les individus atteignent la maturité au plan de la citoyenneté.

Le juge Lefsrud a exprimé le même sentiment, déclarant :

Lorsqu’il a établi l’âge de voter à 18 ans, il est évident que le législateur avait pour objectif de s’assurer autant que possible que les personnes admissibles à voter soient assez matures pour faire un choix rationnel et éclairé concernant la personne qui les représentera au gouvernement.

Chers collègues, de nombreux arguments ont été présentés pour justifier qu’on abaisse l’âge de voter à 16 ans. À mon avis, la plupart ne sont pas pertinents. Par exemple, pensons à l’argument qu’on a entendu plusieurs fois quant à l’effet positif que cela aurait sur la participation aux élections. Si on suit cette logique, on devrait abaisser l’âge de voter à 14 ans, ou peut-être 12 ans, voire 10 ans.

Vouloir augmenter la participation aux élections est louable, mais cela ne peut servir de fondement à la décision d’abaisser l’âge de voter. S’il y a un problème de participation, nous devrions cibler les causes fondamentales, plutôt que de simplement élargir l’admissibilité au vote dans le simple but d’augmenter le nombre de personnes qui pourront se présenter dans les bureaux de scrutin lors des élections.

Un autre argument que nous avons entendu est que si l’on permet aux jeunes de 16 ans de voter, il est probable qu’ils continueront à voter plus tard dans leur vie et qu’ils s’intéresseront davantage à leur éducation civique. Encore une fois, c’est un argument intéressant et la participation des électeurs est importante, mais le même argument pourrait s’appliquer aux jeunes de 14 ans et probablement même à ceux de 10 ans. Je suis certain qu’en accordant le droit de vote aux jeunes de 14 ans, il est possible de stimuler l’intérêt d’au moins certains d’entre eux envers leurs cours d’études sociales. Toutefois, là encore, aussi louable que soit cet objectif, il ne constitue pas un critère pertinent pour décider d’abaisser à 16 ans l’âge du droit de vote.

Au cours du débat sur ce projet de loi, un sénateur a fait valoir que puisque nos jeunes sont éloquents, sont confiants et demandent à faire partie de notre processus démocratique, ils devraient avoir le droit de voter. J’applaudis l’éloquence, la confiance et la ferveur de nos jeunes. Malgré tout, encore une fois, je ne suis pas du tout d’accord sur le fait que cela constitue un argument solide pour réduire l’âge du droit de vote. J’ai vu des enfants de quatre ans éloquents et confiants sur YouTube, mais je doute que quiconque veuille leur donner le droit de vote. L’éloquence, la confiance et l’intérêt ne sont pas des critères que nous devrions employer pour déterminer à qui donner le droit de vote.

Ce que je veux dire, sénateurs, c’est que nous devons faire preuve de rigueur dans la façon dont nous évaluons si nous devrions abaisser l’âge de voter. Il ne s’agit pas de savoir si nous valorisons le point de vue et la contribution des jeunes, car je sais que nous le faisons tous. Il ne s’agit pas de notre respect pour les jeunes et du fait qu’ils sont déjà des leaders à part entière. Il ne s’agit pas non plus de faire en sorte qu’ils se sentent réconfortés ou inclus ou quoi que ce soit d’autre qui se situe sur le plan des émotions. Cette décision amène à examiner la question de la maturité.

Comme je l’ai indiqué plus tôt, le juge Lefsrud a été clair à ce sujet. Voici ce qu’il a dit :

Dans le même ordre d’idées, l’objectif de l’exigence en matière d’âge est clair si on considère que, en l’absence d’une limite d’âge, un bébé satisfaisant aux exigences en matière de citoyenneté et de résidence aurait le droit de voter. Lorsqu’il a établi l’âge de voter à 18 ans, il est évident que le législateur avait pour objectif de s’assurer autant que possible que les personnes admissibles à voter soient assez matures pour faire un choix rationnel et éclairé concernant la personne qui les représentera au gouvernement. Il est essentiel que l’électorat prenne des décisions rationnelles et éclairées pour assurer l’intégrité du processus électoral, dont le maintien est toujours un enjeu pressant et important dans toute société qui entend respecter les principes fondamentaux d’une société libre et démocratique.

Le juge Lefsrud a conclu en disant :

J’estime pressant et important l’objectif du gouvernement de s’assurer, dans la mesure du possible, que les personnes admissibles au vote aient suffisamment de maturité pour prendre des décisions électorales rationnelles et éclairées.

Dès lors qu’il est établi que l’imposition d’une limite d’âge viole des droits garantis par la Charte et que cette violation vise à faire en sorte que les électeurs soient suffisamment mûrs, voici la prochaine question à se poser, et je cite le juge Lefsrud :

[...] établir, aussi raisonnablement que possible, si le fait de fixer l’âge du vote à 18 ans, plutôt qu’à 16 ou 17 ans par exemple, nuit au droit de vote et au droit à l’égalité.

C’est la question fondamentale dont le Sénat est saisi : les jeunes de 16 ans sont-ils assez matures pour prendre des décisions rationnelles et éclairées sur les personnes qui devraient les représenter au gouvernement?

Chers collègues, comme l’a noté la Commission Lortie en 1991, je concède que la question est quelque peu arbitraire, ce qui rend difficile tout dogmatisme d’un côté ou de l’autre du débat. Comment peut-on définir la maturité? Comment peut-on tenir compte du fait que le degré de maturité varie beaucoup dans chaque tranche d’âge? Ces questions ont été examinées par des universitaires pendant des années.

Dans le long article qu’elle a publié en 2012 dans la Brooklyn Law Review, la professeure Vivian Hamilton, qui recommande d’abaisser l’âge de voter à 16 ans, fait remarquer qu’il « [...] n’existe aucune conception de la compétence électorale reposant sur des principes [...] » Elle explique, comme d’autres avant elle, comment l’âge est devenu un substitut imparfait à la compétence. Elle a écrit ceci :

C’est donc le manque de compétence des jeunes qui doit justifier leur exclusion électorale. Il est incontestable que les nouveau-nés ne possèdent pas cette compétence et que la personne type l’acquiert à un moment donné au cours de son développement. L’âge et le développement cognitif sont liés de manière prévisible. Il y a donc un aspect temporel à l’acquisition de la compétence électorale, pour lequel l’âge est sans doute l’indicateur le plus raisonnable. De plus, étant donné qu’il est impossible de procéder à des évaluations généralisées de la compétence individuelle, il est raisonnable d’appliquer une restriction fondée sur l’âge.

Appliquer une restriction fondée sur l’âge contribue donc à garantir que les électeurs satisfont au critère de compétence électorale. Ce qu’implique la compétence électorale reste toutefois mal défini, même parmi les experts du suffrage [...].

Cela pose des défis importants à ceux qui tentent de modifier l’âge de voter. En l’absence de critères clairs permettant de définir et de mesurer la « maturité », il est tout simplement difficile de justifier un nouvel abaissement de l’âge du droit de vote. C’est peut-être pour cette raison qu’au moins 15 projets de loi visant à abaisser l’âge du droit de vote à 16 ans ont été présentés au Parlement depuis 1998 et qu’aucun n’a dépassé l’étape de l’étude en comité.

Si vous demandez à des gens ordinaires dans la rue ce qu’ils pensent du droit de vote à 16 ans, vous obtiendrez des réponses très diverses. Je ne dispose pas d’une étude officielle pour étayer cette affirmation, mais je soupçonne que la plupart des gens fondent leur réponse sur l’impression qu’ils ont des jeunes de 16 ans qu’ils connaissent personnellement.

Les jeunes eux-mêmes sont divisés sur la question. Un sondage réalisé par l’organisme Enfants d’abord Canada a révélé que la majorité des jeunes étaient en faveur de l’abaissement de l’âge du vote, mais que beaucoup ne l’étaient pas. Il est tout simplement difficile de contourner la subjectivité de la question.

Ces défis ne sont pas nouveaux. Dans l’affaire Fitzgerald c. Alberta, le juge Lefsrud a fait des observations astucieuses qui, selon moi, continuent d’éclairer le débat aujourd’hui. Avec votre permission, j’aimerais lire trois paragraphes de son jugement :

Comme il est nécessaire d’appliquer une restriction fondée sur l’âge au droit de vote, le seul facteur qu’il reste à considérer consiste à déterminer si le fait d’établir cet âge à 18 ans plutôt qu’à 16 ans, 17 ans ou tout autre âge nuit aussi peu que cela est raisonnablement possible au droit de voter et au droit à l’égalité. Comme les individus se développent et prennent de la maturité à des rythmes différents et que leurs expériences de vie varient grandement, toute restriction fondée sur l’âge raisonnable va exclure certains individus qui pourraient voter de façon rationnelle et éclairée, et va en inclure d’autres qui en sont incapables.

Le bon sens veut qu’établir cette restriction à 18 ans n’aille pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif législatif. En général, les individus âgés de 18 ans ont terminé leurs études secondaires et commencent à prendre en main leur propre destinée. Ils doivent décider s’ils poursuivront leurs études ou s’ils rejoindront le marché du travail. Cela coïncide souvent avec la décision de rester à la maison avec leurs parents ou de voler de leurs propres ailes. Il est logique qu’ils obtiennent la responsabilité de voter en même temps qu’ils assument de plus grandes responsabilités au sujet de leur propre avenir. L’expérience est une considération légitime relativement à l’évaluation d’une restriction au droit de vote.

De plus, il est possible de présumer qu’à 18 ans, la majorité des personnes ont terminé leurs parcours d’études secondaires où elles auront appris les notions fondamentales sur la vie en société, notre système politique et l’histoire de notre pays. La réussite de ces cours a permis à ces personnes d’acquérir les connaissances de base importantes qui leur permettent de voter de façon rationnelle et informée.

Je suis conscient que le fait d’avoir 18 ans ne signifie pas automatiquement qu’une personne a terminé des études secondaires. Certaines personnes obtiennent leur diplôme d’études secondaires avant 18 ans, d’autres l’obtiennent après, et d’autres encore ne l’obtiennent jamais. Par ailleurs, je ne peux ignorer le fait que de nombreuses personnes sont contraintes de faire des choix difficiles avant de pouvoir terminer leurs études secondaires, par exemple quitter le foyer familial. Cependant, comme je l’ai mentionné précédemment, l’application de toute restriction fondée sur l’âge sera imparfaite, et aucun autre âge ne coïncide avec un tournant si décisif dans la vie d’une personne. Par conséquent, j’estime que 18 ans est l’âge approprié pour fixer la limite.

Je tiens à souligner que la partie demanderesse a par la suite interjeté appel de la décision. En 2004, la Cour d’appel de l’Alberta a maintenu la décision originale, en déclarant ceci :

Après un examen approfondi des motifs qu’il a invoqués, nous n’avons trouvé aucune erreur dans son jugement et nous sommes essentiellement en accord avec son analyse et sa décision.

Chers collègues, voilà un excellent sommaire des motifs pour lesquels l’âge du droit de vote devrait demeurer à 18 ans. Ces motifs sont aussi valables aujourd’hui qu’ils l’étaient quand ils ont été rédigés il y a 20 ans.

En fait, depuis ce temps, la société est de plus en plus d’accord pour définir un citoyen pleinement responsable comme ayant 18 ans; l’âge n’a donc pas diminué.

Pendant près de 20 ans après l’abaissement de l’âge du droit de vote à 18 ans, les jeunes de 17 ans qui étaient membres des Forces armées canadiennes avaient le droit de vote. La Commission Lortie a signalé que cela s’avérait problématique au titre de la Charte, et a déclaré ceci :

Le fait de donner le droit de vote aux membres des Forces canadiennes âgés de 17 ans peut être vu comme discriminatoire envers les civils du même âge [...] il s’agi[t] d’une mesure discriminatoire difficile à justifier à la lumière de l’article 1 de la Charte, qui garantit l’égalité de tous devant la loi [...] La question est donc de savoir s’il est préférable d’abaisser l’âge électoral à 17 ans pour tous les citoyens et citoyennes, ou de le porter à 18 ans pour les membres des Forces canadiennes. Chers collègues, on a choisi la seconde option. Le droit de vote qu’avaient les membres des Forces armées âgés de 17 ans a donc été annulé dans les années 1990, ce qui a ramené à 18 ans l’âge requis pour voter.

On peut aussi regarder comment les exigences fixées pour le permis de conduire ont évolué. Avant 1994, quand une personne de 16 ans obtenait son permis de conduire, aucune restriction ne limitait ses privilèges de conducteur. À partir de 1994, les provinces ont commencé à délivrer des permis de conduire graduels, qui restreignent les privilèges du conducteur pendant un certain temps et requièrent des examens supplémentaires. Ainsi, le droit de conduire des personnes de 16 ans a reculé, et non avancé, au cours des 30 dernières années. En Ontario, les restrictions limitant le privilège du conducteur ne sont pas pleinement levées avant l’âge de 20 ans. En Alberta, elles le sont à 18 ans.

Par ailleurs, comme je l’ai dit plus tôt, au titre de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, les personnes de 16 et de 17 ans ne sont pas traitées de la même façon que les personnes de 18 ans. Ajoutons que l’âge minimum pour consommer de l’alcool est de 18 ans dans trois provinces, et de 19 ans dans le reste du pays. L’âge de la majorité est de 19 ans dans la plupart des provinces et de 18 ans au fédéral. Comme le montrent les données provenant de divers domaines, la société croit encore que ses citoyens deviennent adultes vers 18 ans.

Chers collègues, comme je l’ai dit plus tôt, il n’existe pas de limite claire, fondée sur la science. Dans l’ensemble, je crois toutefois que nous sommes arrivés à un bon compromis en choisissant l’âge de 18 ans, qui concorde avec le consensus social concernant l’âge adulte. Pour citer le juge Lefsrud :

[...] l’application de toute restriction fondée sur l’âge sera imparfaite, et aucun autre âge ne coïncide avec un tournant si décisif dans la vie d’une personne. Par conséquent, j’estime que 18 ans est l’âge approprié [...]

 — et nous ne devrions pas l’abaisser davantage.

En conclusion, je voudrais attirer votre attention sur une autre considération. Comme nous sommes des parlementaires nommés et non élus, je ne pense pas qu’un projet de loi visant à modifier l’âge légal du droit de vote doive émaner de notre assemblée. À mon avis, c’est la prérogative de la Chambre élue, pas la nôtre.

En outre, je signale que le projet de loi C-210, qui est identique au projet de loi dont nous sommes saisis aujourd’hui, fait actuellement l’objet d’une deuxième lecture à l’autre endroit, ce qui m’amène à poser la question suivante : pourquoi utilisons-nous le temps et les ressources précieuses du Sénat pour répéter ce qui est déjà en cours à l’autre endroit? Nous devrions attendre et permettre à l’autre endroit de rendre sa décision sur le projet de loi C-210. S’ils adoptent le projet de loi, il nous sera soumis pour examen. S’ils ne le font pas, nous aurons alors la décision que nous attendons.

Chers collègues, comme la plupart d’entre vous le savent, je suis normalement favorable au renvoi des projets de loi au comité pour une étude plus approfondie. Toutefois, dans ce cas et pour les raisons que je viens de mentionner, je ne peux pas le faire et je ne le ferai pas. Je vous remercie, chers collègues.

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