Le projet de loi S-222 est « indéniablement un énorme pas en avant » pour le secteur caritatif canadien

Honorables sénateurs, j’ai le plaisir de prendre la parole aujourd’hui au sujet du projet de loi S-222, Loi modifiant la Loi de l’impôt sur le revenu (utilisation des ressources), également connue sous le nom de Loi sur l’efficacité et la responsabilité des organismes de bienfaisance.

Le projet de loi se fait attendre depuis longtemps. Bien que j’en sois le porte-parole de l’opposition, vous découvrirez bientôt que je suis très favorable à la mesure législative. Je tiens à remercier la sénatrice Omidvar de son travail dans le dossier et d’avoir présenté le projet de loi.

Dans son discours à l’étape de la deuxième lecture, la sénatrice Omidvar a donné un parfait aperçu du problème que le projet de loi cherche à régler. Je ne perdrai donc pas de temps à en reparler. Cependant, je souhaite rappeler brièvement pourquoi le projet de loi est nécessaire et pourquoi je pense que le Sénat devrait l’appuyer.

Au Canada, comme dans de nombreux pays, les organismes de bienfaisance bénéficient d’un statut fiscal favorable. Les donateurs reçoivent des reçus déductibles d’impôt pour leurs contributions et les organismes de bienfaisance eux-mêmes bénéficient d’un traitement fiscal préférentiel. Cette situation reflète le consensus de longue date selon lequel les œuvres de bienfaisance constituent un service public pour la société, qui sert le plus grand bien et justifie donc un traitement fiscal privilégié.

L’Agence du revenu du Canada l’explique en ces termes :

Un organisme de bienfaisance enregistré est une œuvre de bienfaisance, une fondation publique ou une fondation privée qui est créée et qui réside au Canada. L’organisme doit consacrer ses ressources à des activités de bienfaisance et avoir des fins de bienfaisance qui visent l’une ou plusieurs des catégories suivantes : le soulagement de la pauvreté; l’avancement de l’éducation; l’avancement de la religion; d’autres fins profitant à la collectivité.

Les règles qui encadrent les activités des organismes de bienfaisance canadiens sont établies dans la Loi de l’impôt sur le revenu, et elles sont interprétées par l’Agence du revenu du Canada, ou l’ARC. La conformité aux règles est étroitement surveillée, et l’ARC publie régulièrement des directives supplémentaires pour donner des précisions sur la façon d’appliquer la loi et pour aider les organismes de bienfaisance à comprendre comment la loi s’applique concrètement à leur travail.

Ne pas respecter les règles peut avoir de graves conséquences, dont la perte du statut d’organisme de bienfaisance. Cela s’applique non seulement aux exigences législatives, mais aussi aux directives supplémentaires qui sont publiées par l’ARC.

Le projet de loi dont nous sommes saisis vise à régler des problèmes qui découlent de deux de ces directives stratégiques publiées par l’Agence du revenu du Canada, soit les lignes directrices CG-002, intitulées Les organismes de bienfaisance canadiens enregistrés qui mènent des activités à l’extérieur du Canada, et les lignes directrices CG-004, intitulées Utilisation d’un intermédiaire afin de mener les activités d’un organisme de bienfaisance au Canada.

Les deux politiques précisent l’interprétation de l’Agence du revenu du Canada de l’article 149.1(1)(a.1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, qui définit une œuvre de bienfaisance. La définition compte au total 366 mots, mais ces deux directives de l’ARC n’en retiennent que 15 : « dont la totalité des ressources est consacrée à des activités de bienfaisance qu’elle mène elle-même ».

Autrement dit, pour se qualifier en tant qu’œuvre de bienfaisance, l’organisation doit consacrer ses ressources à des activités « qu’elle mène elle-même ».

L’Agence du revenu du Canada indique :

La Loi de l’impôt sur le revenu exige qu’un organisme de bienfaisance consacre toutes ses ressources à des activités de bienfaisance qu’il mène lui-même. Cette exigence correspond au critère des « propres activités ».

L’Agence poursuit :

Afin de satisfaire au critère des « propres activités », l’organisme de bienfaisance qui transfère des ressources à son intermédiaire doit en diriger et en contrôler l’utilisation. Autrement dit, l’organisme de bienfaisance doit, de façon continue, prendre les décisions et établir les paramètres pour les enjeux importants relatifs aux activités en question, notamment : la façon dont l’activité sera menée; les objectifs généraux de l’activité; le secteur ou la région où l’activité sera menée; les personnes qui profiteront de l’activité; les biens et les services qui seront payés par l’organisme de bienfaisance; la durée de l’activité.

Les mots clés ici sont « diriger » et « contrôler ». Chaque fois qu’un organisme de bienfaisance veut passer par un intermédiaire qui n’est pas un organisme de bienfaisance canadien, il doit « diriger et contrôler » cet organisme. Cette disposition s’est avérée extrêmement problématique pour les organismes de bienfaisance. Dans une publication préparée pour la Pemsel Case Foundation intitulée Direction and Control: Current Regime and Alternatives, Theresa Man et Terrance Carter résument ces difficultés et ces défis en sept points :

Numéro un : la politique a entraîné une approche désuète du développement international.

Obliger les organismes de bienfaisance à adopter une approche descendante pour exercer « la direction et le contrôle » afin de dicter les activités de bienfaisance et la manière dont elles sont menées [...] est impérialiste, chauvin et insultant. Cette approche va essentiellement à l’encontre de la philosophie actuelle du développement international, qui reconnaît l’importance d’établir des partenariats avec les collectivités et les organismes non gouvernementaux locaux qui favorisent l’autonomie.

Cette approche va aussi à l’encontre des politiques du gouvernement du Canada sur la collaboration avec les Premières Nations et la communauté internationale.

Numéro deux : la politique a créé des exigences incertaines prescrites par l’Agence du revenu du Canada. La publication de la fondation Pemsel indique ceci :

Bon nombre des exigences de l’Agence du revenu du Canada ne précisent pas lesquelles sont obligatoires et lesquelles sont facultatives [...] Ces incertitudes amènent souvent les organismes de bienfaisance à pécher par excès de prudence en traitant toutes les exigences comme si elles étaient obligatoires, ce qui rend la conformité encore plus difficile.

Numéro trois : il est impossible et irréaliste de respecter la politique de direction et de contrôle.

L’approche descendante visant à exercer « la direction et le contrôle » n’est pas souhaitable, elle est difficilement applicable et irréaliste à bien des égards et elle représente un environnement de microgestion qui dissuade et empêche les organismes de bienfaisance de se concentrer sur la prestation de leurs programmes. Il est impossible et irréaliste d’obliger les organismes de bienfaisance à connaître tous les détails d’un projet du début à la fin avant que ce dernier ne soit exécuté afin d’exercer « la direction et le contrôle ». Cette approche fait aussi fi des avantages de compter sur l’expertise du partenaire local qui fait le travail sur le terrain.

Numéro quatre : la politique entraîne des coûts administratifs élevés.

La conformité aux exigences onéreuses de l’Agence du revenu du Canada entraîne souvent des coûts administratifs élevés, même dans les situations où l’organisme de bienfaisance n’a aucun problème avec un partenaire étranger de confiance et où les efforts entrepris sont inefficaces et ont peu ou pas de chance de cerner les problèmes de non-conformité du partenaire. Cela a pour effet de détourner des ressources rares et précieuses des activités de bienfaisance et représente une mauvaise utilisation des ressources.

Numéro cinq :

Les relations juridiques dont il est question dans les politiques de l’Agence du revenu du Canada sont très restrictives et peu pratiques. Elles ne tiennent pas compte des diverses relations que les organismes de bienfaisance doivent établir lorsqu’ils réalisent des programmes à l’extérieur du Canada dans différents contextes.

Numéro six : la politique n’est pas conforme à celle d’autres pays.

Le mécanisme de direction et de contrôle qui exige que les programmes soient les « propres activités » de l’organisme de bienfaisance canadien qui les finance est un cas particulier dans le monde et n’est pas facile à comprendre. Il n’est pas conforme aux mécanismes efficaces utilisés par d’autres pays, comme les États-Unis, l’Angleterre et le Pays de Galles.

Numéro sept : la politique de direction et de contrôle est confondue avec le financement d’organisations terroristes.

[…] on a l’impression que toute autre solution pour résoudre le problème de la « direction et du contrôle » pourrait nuire aux efforts du gouvernement visant à prévenir les activités terroristes et leur financement en retirant l’outil d’application de la loi que sont la direction et le contrôle.

Le Conseil canadien pour la coopération internationale a souligné que la politique de direction et de contrôle nuit aux organismes de bienfaisance, qu’ils travaillent à l’échelle nationale ou internationale. Par exemple, sur la scène mondiale, la politique empêche les organismes de bienfaisance canadiens de faire des dons à des fonds communs d’urgence. Ils ne peuvent pas participer à une intervention rapide qui met en commun des fonds provenant de plusieurs sources caritatives, car cela exigerait que l’organisme de bienfaisance canadien contrôle directement tous les fonds et en comptabilise entièrement l’utilisation. De plus, ils ne peuvent pas faire de dons aux campagnes de sensibilisation et ils ne peuvent pas faire de dons aux institutions non caritatives telles que les hôpitaux.

Le Conseil canadien pour la coopération internationale indique qu’à l’échelle nationale, la politique de direction et de contrôle mine les partenariats, affaiblit la durabilité et entrave la coordination. Les organismes de bienfaisance canadiens ne peuvent pas travailler horizontalement avec des partenaires et des communautés autochtones. Ils doivent au contraire jouer le rôle de patron et tout diriger et contrôler. Ils ne peuvent pas soutenir les installations communautaires telles que les centres de jeunesse ou d’art à moins de prendre le contrôle de toutes leurs activités et ils ne peuvent pas faire de dons à des plateformes partagées sans but lucratif.

Honorables sénateurs, l’objectif derrière la direction et le contrôle est bien intentionné. Le gouvernement ne peut pas autoriser de reçus fiscaux pour des dons de bienfaisance sans s’assurer que ces derniers sont bien destinés à des fins de bienfaisance. Agir ainsi reviendrait à accorder un avantage fiscal à des activités qui ne sont peut-être pas dans l’intérêt public général. Toutefois, dans la pratique, la politique a considérablement entravé les efforts des organismes de bienfaisance pour mener à bien leur travail.

L’automne dernier, des employés de mon bureau ont rencontré des représentants de la Bourse du Samaritain et de la Banque canadienne de grains sur Zoom. Ils ont indiqué à quel point il était difficile pour eux de répondre aux immenses besoins dans le monde découlant de la pandémie à cause de la politique de direction et de contrôle. À un moment où le besoin d’agir vite et efficacement et de collaborer à l’échelle internationale ne pouvait être plus grand, les efforts des organismes de bienfaisance canadiens ont été entravés par une invention bureaucratique dépassée, qui nuit au travail de plus de 1,5 million de personnes œuvrant dans le secteur caritatif au Canada.

Honorables sénateurs, c’est de cela qu’il s’agit : la politique de direction et de contrôle est un produit de l’Agence du revenu du Canada, comme l’a souligné la Pemsel Case Foundation :

La Loi de l’impôt sur le revenu n’oblige pas les organismes de bienfaisance à exercer la direction et le contrôle de leurs activités. Il s’agit d’une politique administrative de l’Agence du revenu du Canada fondée sur une interprétation d’une exigence de la loi selon laquelle les organismes de bienfaisance doivent exercer leurs « propres activités » quand ils ne font pas des dons à des donataires reconnus.

Honorables sénateurs, le projet de loi S-222 constitue en quelque sorte une approche marginale par rapport au processus législatif normal parce qu’il propose une solution législative pour régler un problème réglementaire. Il ne s’agit pas de la façon normale d’élaborer une politique publique. Toutefois, c’est nécessaire dans le cas présent.

Le travail qu’accomplit l’Agence du revenu du Canada est crucial mais souvent ingrat. Je suis certain que ses employés font de leur mieux, depuis des années, pour bien interpréter et bien mettre en œuvre la Loi de l’impôt sur le revenu dans ce domaine, mais ils font décidément fausse route.

Lorsque nous avons parlé avec des représentants d’organismes caritatifs canadiens, nous leur avons demandé pourquoi l’ARC n’avait pas simplement modifié la politique. Pourquoi s’entête-t-elle depuis aussi longtemps malgré les problèmes évidents qui en découlent? Ils y voient le résultat d’une inertie bureaucratique. Après avoir interprété la Loi de l’impôt d’une certaine manière pendant des décennies, l’ARC est peu disposée à changer sa façon de faire.

C’est compréhensible mais inacceptable, honorables sénateurs. Grâce à la modification de la Loi de l’impôt sur le revenu, nous ferons en sorte que le cadre fourni soit meilleur, qu’il soit semblable aux exigences réglementaires d’autres pays, et qu’il permette d’accroître l’efficience, l’efficacité et la cohérence du secteur caritatif canadien tout en préservant la reddition de comptes et en protégeant la sécurité publique.

Comme vous le savez, ce point de vue bénéficie d’un vaste appui, de la part non seulement des organismes caritatifs canadiens, mais aussi des parlementaires. Dans son rapport de 2019, le Comité sénatorial spécial sur le secteur de la bienfaisance a mentionné cet enjeu parmi les nombreux enjeux à régler et a recommandé des pistes de solution.

En 2020, le Comité permanent des affaires étrangères et du développement international de la Chambre des communes a aussi attiré l’attention sur cet enjeu. Voici ce qu’il a recommandé à l’unanimité :

Que le gouvernement du Canada prenne des mesures immédiates pour régler les graves problèmes des règles actuelles de direction et de contrôle en matière de développement international, en reconnaissant que ces règles entravent un important travail de développement international et perpétuent les structures coloniales de contrôle des donateurs.

Honorables sénateurs, on s’entend largement pour dire qu’il faut régler le problème. Le projet de loi S-222 propose de faire précisément cela.

Voici un extrait du rapport de la Pemsel Case Foundation sur la direction et le contrôle :

[...] à cet égard, une solution idéale pour le secteur de la bienfaisance consiste à entreprendre une profonde réforme du régime de l’impôt sur le revenu qui gouverne les organismes de bienfaisance enregistrés, afin d’instaurer un cadre moderne, cohérent et habilitant, y compris un mécanisme efficace permettant aux organismes de bienfaisance d’œuvrer à l’étranger ou de travailler au Canada avec des donataires non reconnus. Toutefois, une telle réforme prendrait probablement des années. On espère que les changements proposés dans le présent document nécessiteraient le moins de modifications législatives possible, et offriraient une solution provisoire pratique au dilemme qui se pose aux organismes de bienfaisance, tout en remettant la restructuration plus vaste du cadre à plus tard.

Honorables sénateurs, personne ne prétend que le projet de loi est parfait, mais il s’agit indéniablement d’un énorme pas vers l’avant. En tant que porte-parole de l’opposition pour le projet de loi, je félicite encore une fois la sénatrice Omidvar de l’avoir présenté. J’appuie fortement le renvoi du projet de loi à l’étape de l’étude en comité et j’espère que vous ferez de même. Merci, honorables collègues.

https://sencanada.ca/fr/senateurs/plett-donald-neil/interventions/559848/38

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